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Manifestations. En Indonésie, la tentation autoritaire du président Jokowi

La jeunesse manifeste sa colère contre une série de réformes, dont l’une affaiblissant la lutte anticorruption. Dans cet éditorial, le journal indonésien Tempo regrette la remise en cause des fondamentaux de la démocratie indonésienne au sommet de l’État.

Le président Joko Widodo [dit Jokowi] devrait prendre conscience du fait que les manifestations étudiantes et lycéennes ne sont pas, cette fois-ci, un phénomène ordinaire.

La vague de protestations [ininterrompues depuis le 19 septembre] qui agite Jakarta et d’autres villes est une gifle violente infligée au président et au Parlement. Ce mouvement étudiant et lycéen envoie un message clair : les élites au pouvoir ne peuvent pas diriger le pays au gré de leurs caprices et au mépris de l’intérêt public.


La génération des milléniaux [nés dans les années 2000], qu’on croyait apathique, s’avère très concernée par les affaires du pays. Étudiants et lycéens protestent, entre autres, contre la réforme du Code pénal qui, dans sa nouvelle mouture, s’immiscerait beaucoup trop, à leurs yeux, dans la vie privée et morale des citoyens. [Elle prévoit l’interdiction et la condamnation de relations sexuelles hors mariage ; un chef de village pourrait dénoncer les contrevenants pour “protéger le voisinage de la contamination par les mœurs occidentales qui bafouent les valeurs indonésiennes”].
Une question qui touche directement aux préoccupations de cette génération. Les manifestants s’insurgent également contre une autre initiative controversée, à savoir la révision de la loi sur la Commission pour l’éradication de la corruption [dont les pouvoirs sont affaiblis].

Une jeunesse mobilisée

Bien que ces manifestations revêtent une apparence innocente, avec des banderoles aux mots pleins d’humour, le gouvernement se trompe grandement en sous-estimant les aspirations de cette jeunesse.
Les 15-24 ans représentent le groupe le plus important dans la pyramide des âges de l’Indonésie, soit 40 millions de personnes. Le gouvernement se fourvoie aussi en répondant aux manifestations par la répression.
Cela ne fait qu’attiser la colère de la population.
La tragédie de Kendari [capitale de la province de Célèbes du Sud-Est] n’aurait pas dû se produire. Immawan Randi, un étudiant de l’université Halu Oleo, est mort par balles au cours d’une manifestation devant le Parlement régional de Célèbes-Centre, le 26 septembre [on ignore encore l’origine des tirs]. Son camarade, Yusuf Kardawi, transporté à l’hôpital, est également décédé, succombant à ses blessures le lendemain.
Dans la capitale, un étudiant de l’université Al-Azhar Indonesia, Faisal Amir, a été grièvement blessé [organisateur des manifestations, il a été retrouvé sans connaissance] près du Parlement le 24 septembre.

Une répression coupable

Le gouvernement doit au plus vite enquêter sur cette triple tragédie. La police doit aussi identifier les manifestants payés pour perturber l’action des étudiants. Ils sont souvent à l’origine des émeutes.
Les tentatives de sape des manifestations étudiantes avec des méthodes si abjectes ne sont pas sans nous rappeler celles utilisées durant l’Ordre nouveau [la dictature du général Suharto (1966-1998)].
Jokowi devrait comprendre qu’une approche sécuritaire ne sera pas efficace pour calmer la fureur de la population. Utiliser les réseaux sociaux comme moyen de propager de fausses nouvelles pour influencer l’opinion publique ne fait qu’alourdir davantage l’atmosphère.
De même, les étudiants ne peuvent pas être forcés à rester sagement assis dans leur campus sans réfléchir aux affaires du pays. Le président n’avait pas à ordonner au ministre de la Recherche, des Technologies et de l’Éducation supérieure, Mohamad Nasir, le 26 septembre, d’étouffer les manifestations dans les universités. Vouloir ainsi faire taire la contestation est une offense à la liberté d’expression.

Un gouvernement tout puissant

La racine du problème se situe au cœur du pouvoir. Le gouvernement de Jokowi est, semble-t-il, devenu trop arrogant depuis qu’il a réussi à consolider son assise politique après l’élection présidentielle [d’avril dernier]. Jokowi a réussi à rallier son adversaire, le candidat malheureux Prabowo Subianto. [Prabowo a fait publiquement la paix avec Jokowi. Son parti rejoindra la coalition de Jokowi à condition d’avoir des ministres dans le prochain gouvernement, qui sera nommé le 20 octobre 2019].
Tous les partis politiques se sont aussi rués pour se rapprocher du gouvernement. Plus un seul ne déclare être dans l’opposition.
C’est cette situation qui permet à Jokowi de montrer un tel dédain.

L’héritage de la démocratie remis en cause

Le gouvernement commence à renier l’héritage de la Reformasi [nom donné à la démocratisation de l’Indonésie depuis la chute de la dictature en 1998] au prétexte de relancer les investissements et le développement.
Ainsi, le président a donné sa bénédiction pour la révision de la loi sur la Commission pour l’éradication de la corruption, ce qui revient de fait à une mise à mort de cette institution [indépendante et très populaire, voir encadré]. Avec la multiplication des manifestations partout dans le pays, il semble que Jokowi pourrait changer d’attitude. Un décret présidentiel pourrait annuler ce texte déjà approuvé par le Parlement.
Mais le président pèse encore le pour et le contre.

Le prétexte du développement

Selon le gouvernement, l’existence de la Commission pour l’éradication de la corruption entraverait les investissements. C’est une pure fiction.
La logique voudrait plutôt que la lutte contre la corruption réduise les sommes exorbitantes liées au développement des infrastructures nationales et préserve ainsi le budget de l’État.
L’affaiblissement de cette institution risque de permettre aux politiciens et à l’élite de pratiquer librement la corruption et de recevoir toujours plus de pots-de-vin. Et le prétexte peu élégant avancé par le gouvernement a été aisément démasqué par les citoyens.

Un rappel à l’ordre lancé par la rue

D’autres projets de lois en cours protègent bien davantage les intérêts du pouvoir que ceux des citoyens. C’est le cas avec l’article du Code pénal sur l’insulte qui vise à préserver la “dignité” du président et du vice-président.
Ou de la loi qui accorde aux corrupteurs le droit à des remises de peine et à des sorties occasionnelles de prison pour se divertir. La loi foncière favorise les intérêts des hommes d’affaires : l’obtention de concessions sur les terres de l’État est facilitée, et la période d’exploitation étendue.
Élu directement par le peuple [au suffrage universel], le président Jokowi ne devrait pas promulguer des lois qui favorisent exclusivement l’élite politique.
Les manifestations actuelles des milléniaux rappellent à l’ordre les politiques qui favorisent les élites et méprisent les intérêts du plus grand nombre.

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