Lettre de DJIMRABAYE BOURNGAR au Président de la Republique
DJIMRABAYE BOURNGAR N’Djamena, le 27 Avril 2020
Citoyen tchadien
LETTRE OUVERTE
A
MONSIEUR IDRISS DEBY ITNO
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE DU TCHAD
Monsieur le Président, Cher Compatriote,
- Nous traversons de difficiles moments et en pareilles circonstances, s’adresser à son Chef réconforte, rassure et redonne de l’espoir. Ces temps d’isolement et de distanciation doivent davantage nous rapprocher que nous éloigner. Partout, des voix prédisent déjà qu’après cette pandémie, la vie ne sera plus comme avant et envisagent l’avenir avec espoir. C’est dans cette optique que je voudrais, par la présente, partager avec vous une certaine préoccupation. Je voudrais bien m’entretenir avec vous sur la récurrente question du racisme à l’égard de la communauté dite « Sara », caractérisé par un déchainement sans pareil de discours haineux qui opposent nos jeunes sur les réseaux sociaux depuis quelques années. J’aurais bien voulu discuter de cette question avec vous en tête à tête, mais à défaut, je me contente de ce moyen épistolaire. Cette question du vivre ensemble, je l’avais déjà discutée avec vous en 1996 alors que vous m’aviez reçu comme représentant des étudiants, en compagnie d’autres condisciples. Votre réaction fut prompte en son temps. Vous vous étiez personnellement investi et l’ordre était rétabli mais depuis le mal n’a pas disparu de notre société pour autant. Face à la recrudescence, pourquoi ne pas m’en préoccuper à nouveau avec vous en cette fatidique année de 2020 qui marque certes l’avènement du Coronavirus, mais qui marque aussi après tout la Soixantenaire de l’indépendance de notre Pays ?
- Avant de m’attarder sur ce sujet, je voudrais joindre ma voix à celles de mes compatriotes qui l’ont déjà fait pour vous adresser mes chaleureuses félicitations pour vos courageuses actions pour nous protéger contre cette pandémie et contre la barbarie de Boko-Haram à nos frontières. C’est tout à votre honneur de vieux guerrier qu’à chaque fois que vous sentez votre Peuple en danger, vous enfilez votre treillis, chaussez vos rangers, arborez vos cinq étoiles et montez au front pour le défendre. Et à chaque fois que vous redevenez soldat, l’ordre est vite rétabli.
- Mais en même temps que vous marquez des points contre le Coronavirus et contre le terrorisme, vous semblez garder silence face à une autre endémie qui ronge très longtemps notre Pays : la haine intercommunautaire en général, mais surtout ce que j’appelle « racisme » à l’égard de vos compatriotes du Sud péjorativement désignés « Sara » par une certaine tendance condescendante qui se réclame souvent de votre affinité et de votre proximité. La dernière fois, cela vous a outré au point de décider de la fermeture des réseaux sociaux. La seule fois où vous avez tenté de faire baisser la température, vous avez cassé le thermomètre. Mais on s’était rendu compte que le problème n’était pas le thermomètre. Le problème était la température qui n’est jamais retombée depuis.
- Monsieur le Président, sans exagérer de m’en offusquer, quoiqu’on pense, nos jeunes internautes qui s’entredéchirent autour de cette question me semblent plus honnêtes, plus audacieux et moins hypocrites que leurs aînés. Eux au moins prennent le taureau par les cornes, secouent les tabous et affrontent la réalité de manière frontale. Même si l’on peut déplorer la rudesse et rugosité de leurs échanges, ils ont le mérite de s’attaquer au mal et de marquer des points sur cette question du vivre-ensemble. Sur les mêmes sujets que leurs parents n’osent jamais aborder publiquement et autour desquels ils se le réglaient dans le sang hier, eux, nos jeunes, apprennent de plus en plus à les régler par le combat idées, par débats, par la magie des réseaux sociaux. Sur le dernier cas que je nomme « AMINEGATE », la plupart des voix de jeunes qui se sont indigné de ces propos orduriers et qui les ont condamnés, portent des noms à consonance septentrionale. Qui aurait cru, il y a quelques années en arrière, qu’un jeune Gorane, un jeune Kanembou, un jeune Ouaddaïen, un jeune Arabe ou un jeune Zakawa, ose lever sa voix pour condamner, à visage découvert, un comportement irrévérencieux de son co-régionnaire ou son coreligionnaire contre un jeune « kirdi » ! C’est le lieu de leur rendre un vibrant hommage pour leur hardiesse et leur droiture. Ils sont la chance de cette chancelante Nation. Eux au moins comprennent que si l’esclavage ou l’esclavagisme fut culture et civilisation à l’époque de leurs aïeuls, il est aujourd’hui, au 21ème Siècle une barbarie. Barbarie, pas pour celui qu’on prend pour esclave mais pour celui qui rêve à se prendre pour son maître et pour l’esclavagiste. En cette ère, n’est esclave que celui qui croit encore en l’esclavage.
- Dans les années quatre-vingt, on nous disait que la haine du « Sara » traduisait la vengeance de nos compatriotes du Nord contre les exactions du règne « Sara ». Mais aujourd’hui les jeunes « Sara » s’interrogent de savoir l’exacte ampleur des crimes commis par Ngarta et Ngakoutou en moins de vingt ans contre leurs frères que ceux-ci n’ont pas toujours fini de payer à leurs parents et de leur faire payer en plus de quarante ans. Il paraitrait aussi que la haine du « Sara » viendrait d’une doctrine politique bien affinée. Mais Monsieur le Président, si les pionniers de cette doctrine, certainement sans expérience de l’exercice du pouvoir, l’avaient élaborée et fait survivre plus d’un demi-siècle, en quoi il ne vous est pas possible d’élaborer une autre doctrine pour le Tchad, après tout ce capital d’expériences et d’expertises cumulées après toutes ces années de pouvoir ? Vous conviendrez avec moi qu’au plus fort de la crise, votre auguste prédécesseur, le Président Goukouni Weddeye, a réussi à expérimenter une autre doctrine, sa propre doctrine, avec très peu de moyens et en très peu de temps. Au plus fort de la crise, il a réussi à réconcilier les cœurs des Tchadiens et à les fédérer autour de lui. Les « Sara » vous témoigneront qu’après Ngarta, c’est Monsieur Weddeye qui occupe leurs cœurs. C’est ce qui lui vaut certainement la bénédiction de pouvoir vivre tranquillement aujourd’hui sur la terre de ses ancêtres. Si Weddeye a pu réconcilier le « Sara » et le Toubou, mon Général, vous pouvez bien réconcilier le « Sara » au Zakawa. Vous pouvez bien convaincre vos enfants qu’ils sont frères et sœurs aux jeunes « Sara ».
- Monsieur le Président, après trente ans, vous serez peut-être tenté de conclure avoir été déçu par vos compatriotes « Sara » de ne vous avoir assez ou pas porté au cœur, malgré tous vos efforts à leur égard. Mais quoique vous ayez peut-être raison, je ne crois pas que le rapport d’un père de famille à ses enfants ne se limite qu’à un rapport de cœur. Un père de famille est avant tout lié à sa famille par un rapport de responsabilité. Vous devez rester responsable, à tous égards, à l’égard de ceux qui vous aiment tout comme à l’égard de ceux qui vous boudent. Surtout que l’on n’est jamais sûr que ceux qui vous aiment soient ceux qui vous entourent. Ce n’est pas parce qu’on a voté ou l’on n’a pas voté pour vous lors d’une élection qu’on vous aime ou qu’on ne vous aime pas. Vous n’avez pas de choix que de continuer à vous assumer, à toute épreuve, envers ceux qui vous boudent, en bon père de famille. C’est en continuant à rester responsable, à toute épreuve, à leur égard que vous finirez par comprendre combien ils vous aiment de leur manière.
- Monsieur le Président, mon Général, vous aviez sacrifié toute votre jeunesse, voire toute votre vie, en tant que soldat, sur différents fronts pour sauver ce qui reste de ce Pays. Toute votre vie, vous n’êtes resté que soldat. Vous ne pouvez pas, par une certaine lassitude, laisser que sous vos yeux, le Pays se fissure, se disloque et s’assombrisse. Ma foi, la Patrie, la Nation, l’unité nationale et l’intérêt général ne sont plus que de vains slogans aux oreilles de vos compatriotes aujourd’hui. La haine et le malvivre sont en passe de s’imposer comme seuls acquis de votre règne. A entendre vos anciens ministres « Sara », ils ne retiennent de leurs passages au gouvernement qu’amertumes, humiliation, frustrations et récriminations, pour avoir expérimenté du racisme dans votre plus proche entourage ou de tous ceux qui se prévalent de votre parapluie.
- Après toute la décharge d’émotion qui a secoué nos jeunes sur la toile à la suite de l’AMINEGATE, nous ne pouvons pas continuer à jouer aux civilisés ou à l’autruche et faire comme si de rien n’était. L’AMINEGATE n’est pas qu’une affaire d’AMINE et de DJAFAT. Cette affaire nous interpelle principalement, nous leurs aînés. C’est une affaire de toute une société qui s’effondre. Dans cette affaire, AMINE n’est qu’une victime expiatoire comme tous les autres jeunes. Nos jeunes sont victimes de tout un système de matraquage familial qui les instrumentalise à la haine de l’autre. Le pauvre AMINE n’est que le porte-voix d’une éducation de haine, pas rare dans notre société. « Ce que raconte le petit Maure, il l’a appris sous la tente », dit un proverbe. Le seul tort d’AMINE est de ne pas comprendre à temps que quand on a grandi, on doit se refaire une éducation autre que celle qu’on a reçue à son enfance. Il est adulte et fonctionnaire, peut-être père de famille. C’est pour cela qu’il est juste qu’il assume ses actes devant la justice. La réponse judiciaire est déjà un début de solution. Mais nos jeunes gagneraient mieux à être rassurés, sensibilisés, informés et éduqués que persécutés ou emprisonnés.
- Monsieur le Président, au-delà du simple cadre familial, le racisme chez nous s’est institutionnalisé. Il est au quotidien dans le regard du policier qui régule la circulation ou qui patrouille dans nos quartiers. Tout en louant les efforts de notre police nationale ces dernières années, il faut tout de même relever que les contrôles de police dans nos rues et dans nos quartiers se font au faciès. Il n’est pas rare dans nos rues et dans nos quartiers que l’accueil et le traitement de nos concitoyens varient selon l’accoutrement ou la morphologie de l’usager. Beaucoup de nos policiers et nos gendarmes sévissent encore comme en terres conquises dans les 6ème, 7ème et 9ème Arrondissements, pour ne parler que de N’Djamena. Au contact d’un usager de faciès méprisable, le policier préfère régler au préalable sa propre décharge de haine et de mépris. A un plus haut niveau, on a refusé de publier les résultats d’un concours de recrutement à la police nationale parce que comportant trop de noms « Sara ». Dans les mêmes circonstances de temps et de lieu, on ne s’est pas gêné de publier les résultats d’un autre concours d’accès à l’Ecole des Officiers ne comportant presqu’aucun nom « Sara ». De plus en plus, les jeunes ne suivent des études supérieures que pour devenir vigiles, clandomans, briquetiers des bassins de rétention ou simplement clochards, parce que leurs noms ne les mènent que dans les impasses et sens interdits de notre Administration. La haine du « Sara » semble s’accroitre depuis l’avènement de la Quatrième République qui avait pourtant suscité un grand espoir chez tous les Tchadiens. Tout serait parti de cette histoire de serment confessionnel qui a creusé le fossé. C’est avec soupirs, amertumes et frustrations que vos compatriotes « Sara » suivent les actes de promotion aux postes de responsabilité et aux grades dans l’Administration et dans l’Armée Nationale.
- Monsieur le Président, le mal est bien présent et profond. Vos compatriotes « Sara » sont exclus, marginalisés, stigmatisés et livrés à la vindicte de tous ceux qui se réclament de votre proximité. Sur nos marchés, dans la bouche de beaucoup de compatriotes, le vocable « Sara » est une insulte. Personne ne l’ignore mais il parait que pour se faire bonne conscience, il faut nier l’évidence. Le comble chez nous est que personne de ceux qui pratiquent le racisme n’est raciste. C’est plutôt celui qui aberre le racisme et le dénonce qui est raciste.
- Monsieur le Président, de toutes les guerres que vous avez gagnées, l’histoire aura retenu qu’une seule semble vous échapper jusque-là. Le racisme n’a pas beaucoup reculé malgré tous vos efforts. Pourtant, rien ne vous échappe dans ce pays. Le Tchad a plus que besoin de vous pour le conduire hors du tunnel de la haine. Reprenez de l’énergie pendant ce temps sacré de Ramadan et envoyez-nous un dernier message fort qui vous vient du cœur. Le racisme paralyse ce pays depuis soixante ans. Sur ces soixante années, vous avez régné sur le pays pendant trente ans. En trente ans, Dieu seul sait combien vous avez fait pour sortir ce Pays de l’ornière. Mais tout compte fait, vous n’avez pas assez fait pour l’extirper de la haine qui ronge ses fils. Mieux, nous n’avons fait que la regarder grandir. Mieux, nous l’avons perpétuée, cette haine. Nous l’avons exacerbée et exploitée. Nous l’avons léguée à toute une génération d’innocents qui s’en traumatisent aujourd’hui. Il est, à mon sens, temps d’enfiler votre treillis, vos galons, de rechausser vos rangers et de repartir en guerre contre ce mal. Après « Colère de Boma », ce devrait maintenant être le tour de « Tchad sans racisme ». Perdre cette guerre salirait votre si riche palmarès. Le racisme et la haine ne doivent pas survivre au Coronavirus. Vous vous êtes battu comme un beau diable pour vous hissé indubitablement comme un africaniste. Votre combat pour être reconnu nationaliste reste à parfaire. Depuis justement la 4ème République, vos actes sont loin de rassurer et de convaincre quant à votre engagement pour renforcer la cohésion et l’unité nationales. Depuis la 4ème République, moi, pauvre « Sara » ai perdu la fierté d’être Tchadien. Au jour le jour, je me vois à jamais exclu, marginalisé, stigmatisé, honni et banni.
- Toute mon enfance, j’ai enduré les guerres et les haines qui ont mis à terre ce Pays. Je les avais endurées toute ma jeunesse dans l’espoir de voir jaillir un monde meilleur pour mes enfants. Hélas, tout semble tourner au pire pour eux. Ils s’interrogent si nous leurs parents ne leur avons pas menti sur nos origines et si ce Pays est vraiment le leur. Pourquoi nous devons tous les temps vivre avec nos enfants sur cette terre de nos aïeuls comme des exilés, comme des parias ou comme des locataires ? Sans m’ériger en porte-parole de ma communauté, je vous confie que nous « Sara » en avons assez de voir nos enfants vivre comme des exilés dans leur propre Pays. Nous en avons assez de voir leurs destins réduits aux simples destins de domestiques et de vigiles chez des patrons qui, non contents de les mal traiter et de les maltraiter, se prennent pour des esclavagistes des temps nouveaux et les traitent comme de simples esclaves, sous le silence élégamment complice de l’Etat. Le Tchad est une famille et vous en êtes le seul Père que nous connaissons. S’il est vrai que tout pouvoir vient de Dieu et que vous détenez le vôtre de Dieu, Dieu vous impose maintenant d’unir ses enfants et de les exhorter à vivre unis comme des frères en humanité, quelle que soit la couleur de leur peau et la forme de leurs cheveux. Les « Sara » ne demandent pas plus qu’un égal traitement et une égale dignité reconnus à tout Tchadien par la Constitution. Ils ne demandent pas mieux qu’une égale chance pour eux-mêmes et pour leurs progénitures, surtout pour leurs progénitures.
- Monsieur le Président, c’est chaque fois à l’approche des échéances électorales, comme prochainement, que les discours racistes foisonnent et s’exacerbent. C’est souvent à l’approche de ces échéances que les passions se déchainent et le racisme, le régionalisme, le confessionnalisme, le tribalisme sont les seuls thèmes de campagne. Portez vos galons et investissez-vous personnellement contre ces politiciens en panne d’inspiration et qui croient ne prospérer que dans la déchirure de notre société. C’est notre innocente jeunesse qui en paie le prix lourd aujourd’hui sans trop comprendre. La manipulation politique des ethnies et des confessions ont trop longtemps duré et doivent cesser.
- Monsieur le Président, Je vous quitte tout en vous souhaitant un bon Ramadan. Je vous souhaite bon courage pour continuer à nous protéger dans l’amour, en bon père de famille et en un homme neuf contre le Coronavirus et contre les tentations de la haine. Je nourris un rêve de vous voir, en treillis, à la télévision, à la fin de ces sales temps, nous faire une forte déclaration exclusivement axé sur l’appel du cœur à vivre-ensemble et sur une stratégie de lutte contre le racisme et d’autres intolérances dans notre Pays. Un discours qui rappelle aux Tchadiens qu’ils sont tous frères en humanité et sur la richesse de notre diversité. Un discours qui redonne à nos enfants et à nos jeunes sourire, espoir et fierté. A la fin de ce Ramadan, vous devrez redevenir notre IDI national d’antan et non cet homme de plus en plus fatigué et dépassé que nous voyons. A la fin du Coronavirus, le Tchad ne doit plus souffrir du virus de la haine.
- Mon Général, n’oubliez quand même pas que vous restez le seul Père et Chef de famille pour les Tchadiens, quels que soient leurs particularités et leurs particularismes. Retenez aussi que ceci n’est pas un discours politique d’un politicien. Ceci n’est qu’un message citoyen, une contribution citoyenne et fraternelle d’un de vos obligés.
DJIMRABAYE BOURNGAR