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Histoire. Comment les États-Unis ont annexé le mot Amérique

XXe siècle — États-Unis. Un siècle après s’être libéré de la tutelle des Britanniques, la jeune nation assume ses rêves de grande puissance et s’attribue un nom à la hauteur de ses ambitions.

Parler d’Amérique pour évoquer les États-Unis, voilà qui a le don d’en hérisser plus d’un. Les Amériques s’étendent du Canada à la pointe de l’Amérique du Sud : en quoi un seul pays, représentant un tiers de leur population et moins d’un quart de leur superficie, serait-il autorisé à procéder à une telle annexion toponymique ?

Ce grief qu’expriment les Canadiens, les Chiliens et un certain nombre des quelque 600 millions d’autres Américains semble incompréhensible à beaucoup de citoyens des États-Unis : le mot “Amérique” figure bien dans le nom complet de leur pays, où est le problème ?

Un nom trop long à prononcer

Les États-Unis ne se sont pourtant pas toujours fait appeler “Amérique” : cette appellation n’est devenue courante qu’au XXe siècle, quand le pays s’est hissé au rang d’empire.

Le nom du pays a soulevé des interrogations dès sa naissance. “United States of America” [États-Unis d’Amérique] avait beau être l’appellation officielle choisie, ces dix syllabes [en anglais] sont un peu longues à prononcer. “Le pays est-il voué à être nommé ‘United States’ et son peuple ‘United States men’ ?” déplorait le Dr Samuel Mitchill, qui appelait de ses vœux une “appellation large et universelle” et avait lui-même proposé “Fredonia”. Suivant le même raisonnement, le poète Philip Freneau avait de son côté suggéré le nom de “Columbia”.

Les Etats-Unis, ou l’Union, selon George Washington

À l’époque déjà, certains parlaient d’Amérique pour désigner le pays. George Washington ne l’utilisa ni dans son premier discours d’investiture ni dans son discours d’adieu : il préférait appeler son pays les “États-Unis” ou l’“Union”.
Et ce n’est pas un hasard. Le mot “Amérique” était employé, et le gentilé “Américain” répandu, mais, comme le faisait remarquer Mitchill, “ces mots appartiennent autant au Labrador qu’au Paraguay, et à leur population”. George Washington et les hommes de son temps le savaient bien : les États-Unis ne couvraient pas toutes les Amériques. D’où leur prédilection pour d’autres appellations, les “États-Unis”, la “République”, l’Union”.

Columbia ou Fredonia

Mais aussi la “Columbia”, donc, pour reprendre la proposition de Freneau [à distinguer en anglais de “Colombia”, la Colombie]. Comme le note l’historienne Caitlin Fitz, l’emploi du nom de “Columbia” par la jeune République étasunienne proclamait son “indépendance symbolique” à l’égard de la Grande-Bretagne en l’associant à la figure non britannique de Christophe Colomb, [Christopher Columbus en anglais] – qui n’a cependant jamais foulé le sol nord-américain.

Le King’s College de New York devint le Columbia College en 1784, et en 1800 la nouvelle capitale s’appelait “district de Columbia”. Columbia, Hail, Columbia et Columbia, Gem of the Ocean étaient ainsi au XIXe siècle des chants patriotiques très populaires.

Le nom de “Columbia” avait le mérite d’affirmer la rupture avec la Grande-Bretagne, mais aussi d’aligner les États-Unis sur d’autres Républiques d’Amérique latine à la liberté fraîchement conquise, comme la Grande Colombie, qui couvrait alors une grande partie du nord de l’Amérique du Sud. Comme le rappelle Caitlin Fitz, le peuple des États-Unis accueillit d’abord avec enthousiasme les indépendances latino-américaines, si bien que plusieurs villes prirent même le nom de Simón Bolívar, président tour à tour du Venezuela, de la Bolivie, du Pérou et de la Grande Colombie ; les États-Unis modernes ont encore des communes du nom de Bolivar, en Virginie-Occidentale, dans l’Ohio, en Pennsylvanie et dans l’État de New York.

Le tournant de la guerre hispano-américaine

Tout changea avec le virage expansionniste des États-Unis. Après la guerre qui les opposa en 1898 à l’Espagne, ils mirent la main non seulement sur les colonies espagnoles des Philippines, de Porto Rico et de Guam, mais aussi sur d’autres terres, précisément Hawaii et une partie de l’archipel des Samoa. Et avec cette entrée tambour battant au club des empires, les anciens noms de “République”, d’“Union” et d’“États-Unis” ne paraissaient plus adaptés : le pays n’était ni une république ni une union (à laquelle on adhère en principe volontairement) et il se composait d’États mais aussi de colonies.

Comme au moment de la fondation de la nation, les écrivains y allèrent alors de leurs propositions : Imperial America [Amérique impériale], Greater Republic [Grande République], Greater United States [Grands États-Unis]. Mais c’est l’“Amérique” qui s’imposa : le mot avait le mérite de ne faire référence ni à l’union ni au républicanisme ni au statut de ses composantes.

Le changement ne passa pas inaperçu pour cet observateur attentif : “Jusqu’en 1898 et pendant une trentaine d’années, l’adjectif ‘américain’ a été très couramment employé, alors que le nom d’‘Amérique’ restait extrêmement rare”, écrivait Beckles Willson, qui se présentait comme un “observateur canadien (donc britannique)”.

“Jusqu’à cette annus mirabilis, vous pouviez avoir parcouru  5000 miles, lu 100 livres et journaux sans jamais l’avoir rencontré, au contraire d’‘États-Unis’, terme qu’employaient presque invariablement tous les Américains pour désigner leur pays.”

C’est à partir de 1898, remarquait-il, que “les meilleurs orateurs et écrivains”, jugeant que “États-Unis” ne parvenait plus à rendre la nature profonde de leur pays, optèrent pour le mot “Amérique”.

Théodore Roosevelt, premier président à employer le mot Amérique
Théodore Roosevelt, fervent partisan de l’impérialisme, fut le premier président à prendre ses fonctions après la guerre hispano-américaine. Il parla de l’Amérique dès son premier message, et employa par la suite ce terme abondamment et fréquemment. Ses successeurs lui emboîtèrent le pas. Bientôt, l’“Amérique” était sur toutes les lèvres, jusque dans les hymnes. C’en fut fini de Columbia, Gem of the Ocean : au XXe siècle, America the Beautiful et God Bless America furent ainsi deux nouveaux chants des plus appréciés.

L’impérialisme a donc mis l’“Amérique” sur le devant de la scène et résolu tous les dilemmes toponymiques du jeune État. Cette appellation prétentieuse, qui tire la couverture à soi, résumait parfaitement l’état d’esprit de cette nation à l’aube du siècle. Là où les générations antérieures refusaient de s’arroger l’“Amérique” par égard pour les autres pays des Amériques, le nouvel empire n’en avait cure. Ce n’était certes pas à eux que Dieu avait accordé sa grâce [référence à l’hymne America the Beautiful : “America ! America ! / God shed his grace on thee”]. Les Amériques lui appartenaient. Il eut été très antiaméricain de prétendre le contraire.

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