2000 écoles fermées, 60% des populations touchées par l’insecurité alimentaire au Sahel
La réunion du Reseau de prévention des crises alimentaires (RPCA), qui, depuis les grandes sécheresses des années 1980, fait le bilan de la situation agricole au Sahel à l’approche de la délicate période de soudure, aurait pu, à Bruxelles, verser dans une forme de routine : au terme de la campagne céréalière, les récoltes ont augmenté de près de 7 % en un an, la production fourragère est plutôt bonne et les prix ont même eu tendance à baisser sur les marchés locaux, facilitant l’accès des plus pauvres aux denrées de base. L’insécurité alimentaire, si elle touche toujours 4,8 millions de personnes, a été divisée par deux depuis la dernière grande alerte lancée début 2017, lorsque d’important risques de famine avaient été signalés autour du Lac Tchad.
Pourtant, les représentants des Etats d’Afrique de l’Ouest, les institutions régionales, les associations de producteurs et les organisations onusiennes chargées de lutter contre la faim et la malnutrition n’ont pas l’esprit tranquille. Le 23 mars, au moins 160 personnes ont été tuées à Ogossagou, dans le centre du Mali, lors d’une attaque imputée à des groupes d’autodéfense dogon contre des populations peules. Ce massacre est l’épisode le plus grave d’une série d’affrontements communautaires récurrents. « Ces conflits deviennent une gangrène. Si nous ne parvenons pas à apporter des réponses concrètes à nos agriculteurs et à nos éleveurs, à quoi servent nos réunions ? », interpelle Sékou Sangaré, le commissaire à l’agriculture de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao).
Le centre du Mali est devenu l’un des principaux foyers d’insécurité où se livre la guerre contre le djihadisme, un temps cantonnée aux régions septentrionales frontalières de l’Algérie. La carte de l’insécurité et celle de la faim se sont superposées, soit que la présence de groupuscules armés interdise l’accès aux pâturages encore disponibles, soit qu’elle rende impossible le travail aux champs. « Tout se mélange. La violence liée à l’extrémisme, celle des conflits entre communautés. Tout se déstructure. Les règles tacites qui rendaient la coexistence possible dans ces sociétés agropastorales et offraient un mode de résolution des conflits ne fonctionnent plus », constate Maty Ba Diao, coordinatrice du Projet régional d’appui au pastoralisme au Sahel.
L’adhésion d’une partie de la jeunesse peule aux groupes djihadistes a vite fait de créer un amalgame. « Au Mali comme au Burkina Faso, un Peul ne peut plus circuler librement sans craindre pour sa vie. Il est pourtant impossible de lui demander de se sédentariser. Au Sahel, à partir du mois de janvier, il n’y a plus ni eau ni fourrage », déplore Ibrahima Aliou, secrétaire général de l’Association pour la promotion de l’élevage au Sahel et en savane, une organisation qui s’applique à faciliter les transhumances entre les différents pays.
Une crise aux racines profondes
Derrière l’engagement des armées qui tentent d’apporter une réponse sécuritaire au chaos, les experts qui participent au RPCA savent que se joue une crise aux racines profondes. Elle se nourrit du dérèglement climatique, d’une croissance démographique non maîtrisée et de l’amenuisement des ressources naturelles qui en résulte.
« La radicalisation n’est qu’une conséquence de facteurs qui s’entremêlent et sont à l’origine des privations subies par les populations de ces zones où l’Etat est peu ou pas présent », analyse Gilles Chevalier, coordonnateur du groupe des Nations unies sur la résilience en Afrique de l’Ouest. Il a piloté une étude sur la région du Liptakà-gourma, dont les conclusions permettent de mesurer la puissance des phénomènes en cours. Cette vaste étendue, aussi connue sous le nom des « trois frontières », s’étend du centre du Mali (région de Mopti, Gao, Ménaka) au nord du Burkina Faso et, plus à l’est, aux régions de Tillaberi et Tahoua, au Niger.
La zone qui a été auscultée concentre 9,5 millions de personnes et couvre une superficie aussi grande que la France. Tous les indicateurs y sont au rouge. Le nombre de personnes en insécurité alimentaire a augmenté de 60 % entre 2015 et 2018. La pauvreté généralisée a rendu la population particulièrement vulnérable aux chocs, alors que ceux-ci ont tendance à se multiplier : depuis les années 1980, la sécheresse frappe de façon régulière la région du Liptako-Gourma.
« Le changement climatique entraîne une plus grande variabilité des précipitations ainsi que des déficits pluviométriques prolongés, provoquant un tarissement des eaux de surface, un épuisement des nappes phréatiques et une réduction du niveau des crues, dans un contexte où les systèmes d’irrigation sont peu développés. Conjuguée à la déforestation et à des pratiques d’agriculture et d’élevage non durables, la sécheresse accentue la dégradation des terres et la désertification. Ces phénomènes ont de lourdes conséquences sur les moyens de subsistance », avertissent les auteurs.
Une agriculture peu productive
Alors que la nature se fait moins hospitalière, il lui est demandé de nourrir des générations toujours plus nombreuses. De fait, dans les trois pays étudiés, les taux de fécondité demeurent très élevés. Ils ont même augmenté par endroits au cours des années récentes, atteignant par exemple 7,9 enfants en moyenne par femme à Tillabéri, soit 1,1 de plus qu’en 2006.
« Le faible accès aux services de santé reproductive ne fait qu’accentuer cette tendance, peut-on lire. Dans la région du Sahel, au Burkina Faso, et dans la région de Tahoua, au Niger, la proportion des femmes mariées ou en couple âgées de 15 à 19 ans utilisant un moyen de contraception est respectivement de 1,2 % et de 2,4 % », selon les derniers chiffres disponibles. La moitié de la population a moins de 15 ans. Et son accès à l’éducation est de moins en moins garanti, bien qu’il existe de grandes disparités à l’intérieur même de la région, où l’insécurité a de surcroît conduit à la fermeture de 2 000 écoles en moins de dix-huit mois.
La réponse à cette demande croissante de nourriture se traduit par la quête de nouvelles terres où se déploie une agriculture peu productive, à l’exception du périmètre de Mopti, qui bénéficie de l’irrigation. Avec pour corollaire l’exacerbation des tensions avec les éleveurs. La région du Liptako-Gourma abrite un tiers du cheptel bovin des trois pays et, comme la population, celui-ci ne cesse d’augmenter, au rythme de 5 % par an environ.
« La raréfaction de l’eau et des ressources fourragères, la diminution des aires de pâturage liée à l’expansion des terres agricoles et l’insécurité grandissante, accroissent la vulnérabilité des populations pastorales et contribuent à alimenter les tensions récurrentes entre agriculteurs et éleveurs », conclut l’étude réalisée, selon Gilles Chevalier, pour permettre aux gouvernements et aux acteurs humanitaires et du développement de mieux cibler leurs interventions. Notamment au bénéfice des populations pastorales qui, au Sahel, ont été les grandes laissées-pour-compte des politiques d’aide.
« Grâce à leur mobilité, les pasteurs ont longtemps garanti aux Etats une forme de sécurité dans des zones réputées invivables. Ils étaient leurs sentinelles. Aujourd’hui, ils sont dans une impasse, car la compétition pour la terre les prive de leurs moyens de subsistance. Nous devons davantage les intégrer aux programmes de sécurité alimentaire », plaide Djimraou Aboubacar, conseiller de l’initiative nationale 3N (Les Nigériens nourrissent les Nigériens).
Transhumance transfrontalière
Plusieurs actions ont été engagées au niveau régional, mais elles en sont encore à leurs balbutiements. Les systèmes d’alerte précoces rodés depuis plusieurs décennies pour les agriculteurs sédentaires commencent à prendre en compte les bilans fourragers pour anticiper la situation alimentaire des populations nomades.
L’ONG Action contre la faim (ACF) établit, à partir d’images satellites, des cartes de biomasse pour localiser les pâturages ainsi que la disponibilité des eaux de surface le long des parcours de transhumance. L’évolution du prix du bétail est observée sur une cinquantaine de marchés locaux. « Pour créer une veille efficace, nous devons élaborer des indicateurs spécifiques qui soient adaptés aux modes de vie des éleveurs et à leur calendrier de soudure qui commence plus tôt », défend Cédric Bernard, conseiller en sécurité alimentaire au bureau régional d’ACF à Dakar. L’ONG, en collaboration avec des associations d’éleveurs, travaille sur un système d’alerte qui, grâce à l’envoi de SMS, permettrait d’informer sur les conditions climatiques et l’état des pâturages afin d’identifier les meilleurs parcours pour les troupeaux.
De son côté, la mutuelle panafricaine African Risk Capacity, qui assure déjà les agriculteurs contre les risques climatiques, réfléchit à une police adaptée aux éleveurs, comme en ont déjà introduit le Sénégal et le Kenya. « Ces mécanismes d’assurance auxquels souscriraient les Etats ont l’avantage d’être plus réactifs en cas de crise, contrairement à l’aide extérieure qui arrive souvent très tard. Ils permettent aux éleveurs d’acheter des aliments pour leurs animaux et préviennent des déplacements précoces qui peuvent attiser les conflits avec les agriculteurs », explique Papa Zoumana Diarra, chef de la planification et des opérations d’African Risk Capacity.
En attendant, partout dans le Sahel, des pasteurs ont déjà pris la route vers les régions côtières en sachant que nombre de voies sont coupées. Des moyens financiers suffisants seront-ils mobilisés pour organiser « une transhumance transfrontalière sécurisée », comme y exhortent les membres du RPCA ? Et, au-delà, pour répondre aux causes profondes de la déstabilisation du Sahel ? Il y a là plus qu’une urgence. La population de la région va doubler au cours des vingt-cinq prochaines années.
Laurence Caramel Bruxelles, du journal, le monde.